"Haley E. Cartwright, mission du jour."

En excursion dans la forêt, Prudence était attentive au moindres bruits qu'elle percevait. La chasse était un moment sacré où tous ses sens étaient en alerte. Narines dilatées, pupilles de même, elle scrutait l'obscurité à la recherche d'une proie. Sachant qu'un humain rôdait dans les parages puisqu'elle l'avait senti, elle tentait maintenant de le repérer. Dans deux jours, la pleine lune serait. Dans deux jours, le monstre serait aussi. Unique chance de ne pas être trop violente et démente, elle devait se nourrir de sang frais. Lui seul réussissait à calmer ses ardeurs.

Un craquement la fit baver d'envie, les pas se rapprochaient du lieu où elle se trouvait. Tip, tap, tip, tap. De plus en plus proches, elle ne pouvait plus contenir son désir. La faim plus forte que tout, elle se mit en position d'assaut. Ses pensées se taisaient pour faire place à la concentration. L'instant était intense, elle était en relation psychique avec le B positif qui allait arriver d'une minute à l'autre. Elle le voyait déjà mais ne pouvait l'atteindre sans qu'il voit son visage, un de ses principes ; elle agissait dans l'ombre. Fille de la nuit, nyctalope de surcroît, ses yeux s'étaient tout de suite habitués à l'obscurité. Sa vue était impeccable, parfaite.

Tip, tap, tip, tap. Il était là, devant elle, juste à quelques centimètres de l'autre côté du buisson dans lequel elle était dissimulée. L'estomac dans les talons et les odeurs trop tentatrices, elle sauta par-dessus sa cachette. Surgissant des ténèbres, sa victime ne la vit pas frapper. Comme la mort elle tuait en silence. S'acharnant sur sa proie, le sang gicla et elle s'en assouvit. Un pur régal, une vraie dégustation de roi. Repue, Prudence se détourna du corps inerte et s'en alla. Mais un son lointain lui arriva aux oreilles, alors elle se mit à courir. Presque arrivée à la sortie des bois, elle se retourna en se transformant en loup pour sauter à la gorge de sa poursuivante.

- Prudence, c'est Haley. Je viens seulement prendre de tes nouvelles.

Elle se stoppa, immobile face à l'ange qui lui avait un jour sauvé la vie. Affolée, elle tentait de se maîtriser sans y parvenir. L'effort fourni ne donnait rien, aucun changement à l'horizon. Ne voulant pas faire plus de mal à cette pauvre innocente à qui elle devait une fière chandelle, elle souffrait intérieurement. Torturée par des pensées contradictoires, elle cru bien qu'elle n'arriverait jamais à s'apaiser. Elle songea à des souvenirs heureux et paisibles, à ses amis et à la bonté de l'ange. Comment pourrait-elle l'attaquer alors qu'elle était la réincarnation de la gentillesse? Enfin, ses muscles se décontractèrent. Dans un cri teinté d'une souffrance impensable, ses pattes redevinrent bras et jambes, son museau s'écrasa en un nez et ses yeux ronds rétrécirent dans ses orbites.

Humaine à nouveau, elle éprouva une certaine gêne en songeant que l'ange la voyait dans une tenue peu décente. Chemise en lambeaux d'où on pouvait apercevoir un bout de dentelle, pantalon boueux et cheveux ébouriffés, le tableau ne devait pas être très joli à regarder. Mais Haley ne sembla pas s'en plaindre, elle avait plutôt l'air à la fois craintive et rassurée. Prue se souvint qu'elle n'avait pas été fort amicale avec elle la dernière fois. Il était temps d'y remédier. C'était la formule d'honneur pour apaiser ceux qui avaient eu droit à assister à l'effrayant spectacle de sa métamorphose instantanée. Dans sa tête et son allure de déterrée, elle posa son regard doucement sur la peureuse.

- Je suis au mieux de ma forme, comme tu peux le voir.

Elle n'avait pas voulu être désagréable, mais proximité de la fin d'un mois lunaire oblige. Sa voix avait claqué, phénomène contradictoire puisque son expression avait été douce et son regard, suppliant. D'un geste désespéré qui pouvait être interpréter par un autre désolé, elle tenta de faire comprendre à son interlocutrice qu'elle n'avait pas voulu la brusquer. S'excusant du plus profond de son âme retrouvée, elle se sentait au plus mal. Premièrement à cause de sa tenue exubérante, deuxièmement faute des événements récents, troisièmement parce qu'elle était face à un Ange.

Un blanc s'installa. Ce silence inquiétait Prudence qui craignait que sa comparse ait mal interprétées ses paroles. Victime d'elle-même, la louve ne pouvait rien y faire. C'était comme ça en de pareilles périodes, elle ne pouvait rien y changer. Sa personnalité tant appréciée cédait la place à une autre qu'elle haïssait sans pouvoir franchement l'avouer. De toutes façons, qui serait là pour l'entendre? Les murmures de son coeur de bâte n'intéressaient personne. Pour le reste du monde, quand la pleine lune arrivait, elle n'était qu'un monstre sans âme ni sentiments.

Peu de gens savaient que ce qu'ils prenaient pour acquis était totalement faux. Un loup-garou pouvait éprouver des sentiments autres que ceux relatifs à la rage ou au désir de meurtre. Pour preuves, elle souffrait d'être aussi dure envers Haley alors que celle-ci ne devait en avoir aucune idée. Cette dernière croyait sans doute qu'elle la détestait, alors que ce n'était pas la vérité. A vrai dire, si l'ange n'avait pas encore sympathiser réellement avec elle, c'était parce qu'elle avait chaque fois attendu qu'elle soit en danger lunaire pour venir la voir. Par conséquent, son humeur avait toujours été maussade lorsqu'elles se voyaient.

- Es-tu toujours en relation avec tes amis ?

La question avait été posée dans l'unique but de rompre le silence pesant qui avait pris place. Mais la louve apprécia la bouée de secours que lui lançait la belle, elle profita de cette aide pour sortir de ses pensées encombrantes. Dommage que Haley la pense asociale, elles auraient pu devenir de grandes amies. Leurs principes différaient, peu importe. L'ange lui aurait apporté bonheur dans des moments aussi difficiles que celui-ci. En échange, Prudence lui aurait été de compagnie agréable le reste du temps.

- Je vois du monde, oui. Il n'empêche pas que je me sente seule en mes périodes… apocalyptiques, ironisa-t-elle.

L'auto-dérision était souvent au rendez-vous quand son pelage la guettait. Elle savait que se moquer d'elle-même ne ferait qu'aggraver les choses. Elle se mettrait en colère et en voudrait à la terre entière parce qu'elle trouvait injuste de devoir porter seule le fardeau que son secret représentait. Le choix lui était interdit, c'était contre la loi terrestre de révéler à quiconque qui ne le savait pas encore la créature néfaste qu'on était. Et même ceux qui étaient au courant préféraient ne pas être informés des détails.

En silence, Prue attendait que sa camarade relance la conversation. Chose ardue à faire, mission périlleuse qui demandait beaucoup de recherches. En effets, en ses moments lunatiques, la lycanthrope n'aimait pas bavarder juste pour commenter un phénomène inutile tel que la pluie, ou le soleil. La météo ne l'enthousiasmait pas le moins du monde, pour l'instant.

Soudain, elle constata que Haley avait l'air franchement satisfaite d'elle-même. Elle affichait une mine enjouée qui rendit la noire questionneuse. Quand elle croisa son regard, l'ange dit d'une voix amicale que Prudence ne lui connaissait pas encore :

- Serais-tu d'accord pour que je reste avec toi lesnuits de pleine lune. Je pourrais essayer de contrôler tes ardeurs ou du moins t'accompagner. De plus si tu blesses des humains, je pourrais les guérir si ce ne sont pas des blessures trop graves.

Choquée, la louve regarda son interlocutrice, terrorisée à l'idée d'une telle proposition. Elle ne pouvait se résoudre à accepter. Même si sa comparse proposait une solution quant aux dangers qui pourraient survenir, les risques encourus étaient trop grands. L'ange n'avait aucune idée de sa force surhumaine lorsqu'elle se transformait en loup. Sans doute pensait-elle qu'elle serait capable de la maîtriser, or c'était impensable.

- Je n'ai pas besoin d'une nounou pour guetter ma sortie du chenil.

Elle repensa aux bonnes paroles de l'ange. Elle avait dit pouvoir panser les maux de ses victimes. Mais guérir les blessures infligées ne servirait à rien. Elles seraient trop profondes. De plus, Prudence préférait s'enfermer pendant trois jours et trois nuits dans sa cave, à l'abri de tout regard plutôt que de risquer de sortir. Même le jour, une mutation en public était possible. Certes, les jours qui précédaient sa transformation elle ne les passait pas à l'intérieur de sa demeure. Tout compte fait, un peu de compagnie ces jours-là ne lui ferait pas de mal. Ni à elle, ni à personne d'autre.

Rassemblant le peu de sympathie qu'il lui restait encore, elle tenta en vain de sourire. Finalement, vu qu'elle ne réussit pas non plus à défaire la boule de rage qui était coincée dans sa gorge, elle resta neutre. Tant pis, ce n'était pas faute de ne pas avoir essayé.

- Reste avec moi avant la pleine lune, juste avant que je ne m'enferme. Si tu ne crains pas une mutation instantanée à l'improviste, je t'autoriserais même à venir vérifier que mes chaînes sont correctement attachées, tenta-t-elle de faire percer sa bonne foi.

Absente le temps de quelques secondes, Haley retrouva très vite la raison suite aux paroles de la louve. Un sourire vint orner son doux visage. Elle semblait ravie qu'elle ait accepté. Elle était stupide. Tout simplement. Jamais personne ne devrait être heureux de se voir confronter à une lycantrophe enragée. Pas même une ange. Haley ne devait pas très bien se rendre compte du risque qu'elle prenait, malgré la puissance de ses pouvoirs. Ceux-ci étaient méconnus de Prue, elle ne connaissait pas leur étendue. Certes, ils devaient être grands, mais pas assez pour contrebalancer avec ceux de la pleine lune.

- C'est d'accord mais je ne t'attacherais sûrement pas alors que tu as ta forme humaine.

Voilà qu'elle se mettait à contester ses décisions. C'était inconcevable. En ce qui concernait son état de chien galeux, elle seule avait droit à décider de quoi il était question. Et là, elle voulait que l'ange l'attache avant qu'elle se transforme, comme elle le faisait d'ordinaire. Humaine ou non, il ne lui faudrait qu'une demi-seconde avant que sa mutation ne soit terminée. Elle ne supporterait pas le fait de savoir sa camarade près d'elle, elle risquerait de la blesser faute de trop peu de mégarde. Imaginant le fin minois de sa nouvelle amie couvert de griffes, lacéré jusqu'au sang, elle frôla le malaise.

En constatant que sa camarade la lorgnait, elle ressentit à nouveau la gêne monter. A moitié dénudée, elle ne savait où se mettre pour paraître plus présentable. C'était très embarrassant pour la louve de se retrouver dans pareille situation. Les joues en feu, elle baissa la tête. Inspectant minutieusement l'herbe fraîche, elle tentait d'apaiser les flammes. C'était à moitié fait quand elle décida qu'il était temps d'aborder un autre sujet. Cherchant quelque chose à dire qui serait susceptible de porter la conversation sur un sujet plus léger, elle bafouilla rapidement :

- Alors, tu es ici en mission?

L'intérêt était présent, malgré qu'il n'ait pas percé dans sa voix. Décidément, la pleine lune était vraiment tro proche pour qu'elle puisse être aimable. Les effets que celle-ci provoquait sur elle lui étaient néfastes à bien des aspects. Elle avait beau lutter contre son empathie momentanée, rien n'y faisait, elle persistait toujours. Pauvre d'elle qui aurait tellement voulu prouver à Haley sa bonne foi...

Perdue dans ses pensées, qui ne devaient pas êtres très paisibles vu la tête qu'elle tirait, Haley releva brusquement la tête suite à l'intervention de la louve. Cette dernière attendit sagement qu'elle daigne lui répondre. Attendre ne la dérangeait guère, et ce même lorsque le vif éclat de sa preneuse d'âme lui voilerait bientôt la face. Au moins une chose qui ne changeait pas. Sa patience demeurait jusqu'à la fin, la fin de son humanité sous-entendu. Non pas que cela lui serve à grand chose, étant donné qu'elle n'était jamais pressée que l'heure de sa transformation approche. Les secondes qui se prolongeaient quand elle était fermement attachée dans sa cave ne lui étaient en rien insupportables. Au contraire, elle prenait à chaque fois le temps de les savourer. Elles avaient des airs de derniers souffles.

Sa camarade lui répondit enfin avec un enthousiasme réconfortant :

- J'étais venue en vérification mais nous pouvons considérer, étant donné notre décision, que je suis à présent en mission.

Finalement, elle ne s'était pas renseignée à ce propos uniquement par désir de changer de sujet. Le fait de se savoir comprise dans une pile de dossiers comprenant fous, victimes ou prédateurs à raisonner ne l'enchantait guère. Au fond, elle avait plutôt espérer que l'ange avait définitivement classer sa situation et qu'elle ne reviendrait plus pour lui faire la morale, la sauver ou que savait-elle d'autre encore… Sa déception fut grande. Toutefois, elle ne put s'empêcher de se réjouir de la façon insistante avec laquelle le "nous" avait été prononcé. Cela signifiait qu'elle avait été prise au sérieux, qu'on ne remettrait pas en doute son dévouement dans cette relation. Elle en était heureuse. Au moins, Haley savait qu'elle avait accepté de bonne grâce et non pas pour la voir dégager une fois qu'elle aurait eu à la supporter avant, pendant et après sa transformation.

- Et si je le suis c'est par choix personnel pour t'aider. Je n'ai reçu aucun commandement. Je veux t'apporter mon soutient seulement parce que même si tu as tenté de me le cacher, je le sais et surtout je le sens dans tes émotions, Prue, tu es une fille formidable.

Aux anges, et c'était le cas de le dire, Prudence lui sourit chaleureusement. Ne se retenant plus tant elle était ravie de cette déclaration, elle s'approcha très vite d'elle et, sur le coup du bonheur, la prit dans ses bras. Elle la serra fort contre elle, ne se préoccupant pas qu'elle soit plus fragile qu'elle. Elle était si heureuse que leur… différent? soit enfin réglé. Cela lui apportait joie et sérénité. Haley était une personne dont elle savait qu'elle aurait beaucoup de plaisir à partager avec elle. Leur amitié serait forte, la louve ferait tout pour que ce soit le cas. Ce qui l'encourageait encore plus, c'était qu'elle l'avait surnommée Prue, comme le faisaient ses amis.

Toujours dans ses bras, elle lui glissa un mot à l'oreille :

- Merci.

Ce simple mot suffirait à décrire l'étendue des bienfaits qu'elle obtiendrait bientôt de la part de l'ange. Elle ne savait pas comment faire pour lui dire à quel point son aide l'enchantait et lui serait bénéfique. Alors, elle se contenta de le ressentir. De tout son coeur elle l'aima, de toute son âme elle la remercia, de toutes ses pensées elle l'encouragea à en faire de même. Elle espérait qu'elle l'aimerait, qu'elle l'adorerait, a ceci près qu'elle ne s'attendait pas à ce qu'elle la remercie. Prudence, elle, n'avait rien fait qui méritait qu'on s'y attarde.